Kriti
Dans quelques heures, je quitterai la Crête.
C'est une île magnifique, loin des tropiques
Tournée vers le rêve et les légendes,
d'une Histoire vieille comme le Monde.
Hélios y est tout puissant
avec Eole et son cortège d'enfants
pas toujours sages
Les uns sculptent le calcaire aride,
façonnant des criques cachées pour les ébats des
néréides
les autres soulèvent les flots, déchaînant la colère
de Poséidon
qui a son tour assaille le roc.
Où que l'on soit, la mer n'est jamais bien loin
Je la sens, je la devine, je la vois
Derrière les oliviers qui cascadent en terrasses
Au pied de la gorge qui descend de Samaria
Du plateau de Lasithi où la toile des moulins joue avec le vent
Depuis cette église à trois nefs, blottie parmi les cyprès
qui dominent Kritsa
et où vibrent tant d'âmes :
Kazantzakis, Mélina Mercouri, Jules Dassin...
Sa couleur outremer est ombre des profondeurs
Parfois elle est tendre et légère comme le bleu du ciel
et offre aux caïques un boulevard de pêche
Tantôt elle se pare de reflets turquoise et pose un sourire sur
le visage ruiné des antiques cités
Phaitos, Itanos, Zakros, Gournia
Et toujours elle agite ses crinières blanches
Poséidon, son maître, veille
ses chevaux blancs s'y démènent au large.
Elle aurait tant à dire, cette mer qui a porté des vagues
d'occupants
Les traces sont gravées dans la pierre, la mémoire, la
chair des habitants
Le lion de Saint Marc sur le port d'Héraklion
La monumentale fontaine vénitienne de Spili
Les églises byzantines ou romaines
Lieux saints travestis tour à tour en sanctuaires chrétiens
ou musulmans
Mais plus fort que le bourdonnement des abeilles,
plus aigu que le chant des cigales dans les oliviers centenaires,
Arkadi, résonne encore des cruautés ottomanes
Rappelez-vous "Cette flamme allumée dans cette crypte
qui a illuminé toute la Crète glorieuse
était
une flamme
divine, qui fut l'holocauste des Crétois pour la liberté!" (1)
La fraîcheur sous la treille, la sérénité du
monastère ne peuvent faire oublier le massacre.
Où étais-tu Héraclès l'invincible ?
Ton immortalité t'aurait-elle rendu impassible,
insensible au sort qui a meurtri ton île ?
Tu as fait fi de tes exploits, de tes travaux presque impossibles !
Et toi Zeus, aurais-tu oublié la menace qui pesait sur toi à ta
naissance ?
Des nymphes les ruses et des Curètes les prouesses
afin de te soustraire à ton père Cronos et son appétit
vorace ?
Ton séjour sur l'Olympe aura eu raison de ta sagesse !
Cette île a lutté comme a lutté la mer
et elle lutte encore
On sent bien par endroits comme un sourd grondement
issu de ses entrailles, un tremblement d'effort
les cubes des maisons délaissées sont là, bringuebalants
près du nouveau village éblouissant de blanc et de bleu à l'image
de la mer
Les temples d'un autre âge ont perdu de leur splendeur passée
Des pans de murs déchiquetés, des colonnes brisées
témoignent eux aussi des sursauts de la Terre.
Seules les cornes du Taureau se dressent fièrement au fronton
de Cnossos
Mais quand le soir descend sur l'étendue liquide
Une vague ruisselante de lumière argentée,
vient bercer dans sa mort l'innocence d'Icare.
Tandis qu'en Voie Lactée s'ébattent les Pléiades
Les odeurs familières s'élèvent de la terre
thym, olive, myrte, anis. C'est l'heure de l'ouzo
et du dernier repas dans la douceur de l'air, le clapotis de l'eau
Une table avec vue sur mer
octopus, pita, dolma, tzatziki, le miel du dessert
un vin blanc pétillant au parfum de résine
un luth et une lyra entament une mélodie, une voix chante la mer
La mer, pour quelques heures encore…
Demain je quitterai ce trait d'union entre l'Europe et l'Afrique
Kriti, reine de la Méditerranée
1. Phrase gravée à l'entrée
de la poudrière où plusieurs centaines de femmes et d'enfants
se sont enfermés
pui ont fait sauter pour échapper à la
cruauté des Turcs.
- Photo prise de Koutsounari, vers Hérapetra,
côte sud, mer de Libye
Mireille/nom'ade le 27 juillet 2007 |