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Par la fenêtre
A plat ventre sur le tapis, le menton posé dans les mains en
coupe, je regarde par la baie. Ici les fenêtres sont au ras du
sol. Je suis dans le mafraj, au sixième étage de cette
maison-tour qui m'héberge. De là, la vue est splendide,
presque irréelle. Je résiste à la tentation de me
pincer pour sortir de mon rêve. Un rêve de mille et une nuits.
Le panorama s'étale, ocre sur fond bleu. Des maisons de cinq,
six, sept étages, sortes de gratte-ciel en brique brune, se pressent
les unes contre les autres. Sur les façades, on voit de tout :
de petites et larges fenêtres, chacune surmontée d'un qamariya
(vitrail en demi-lune), des décors de stuc blanc, de la calligraphie, écriture
illisible, parfois une étoile de Salomon, des moucharabiehs qui
dissimulent les regards épieurs. Des minarets tentent de s'élever
au-dessus des maisons. On ne les compte plus, il y en a trop.
En bas, il
y a la rue, elle mène vers le wadi as Sailah. Passé le
pont sur cette voie d'eau et routière (mais oui) c'est la ville
nouvelle.
En zanna, longue chemise blanche, et veste sombre, les hommes passent.
Certains portent un foulard autour de la tête et tous arborent
la jambiya, poignard à lame recourbée, glissée en
travers de la ceinture.
Celui-ci en tenue orange, cet homme qui balaie la rue et ramasse le moindre
papier, n'a pas d'arme, il est noir. Autre origine, autre classe.
Un garçon, vêtu comme les grands, va livrer des galettes
dorées bien posées sur sa tête.
Comme il est drôle ce jeune homme, on le dirait habillé de
vannerie. Il a empilé des chapeaux sur sa tête, aux épaules
sont accrochés de grands plateaux tressés, autour du cou
d'autres plus petits. Un couple en jean's l'aborde. Tiens des touristes
! C'est rare par ici. Ils parlementent, tâtent, tournent, retournent,
essaient. Mais ils vont le dévaliser ! Quelle aubaine, ce soir
le petit marchand pourra acheter son bouquet de qat et mâcher avec
ses amis les feuilles vertes en s'abandonnant aux effets euphorisants
du suc amer.
Enveloppée dans un chirchaf (voiles noirs), une femme arrive.
De là-haut je n'aperçois même pas ses yeux. La fillette
qui l'accompagne tient un ballon rouge. Elle le lance vers le ciel; la
baudruche monte légère et redescend. L'enfant saute, sa
robe turquoise virevolte. Elle rattrape vite son trésor car à quelques
pas de là, des gamins, pieds nus, entament sur le pavé de
la rue, une partie de foot. Et hop la balle passe par-dessus le mur et
tombe dans le jardin.
Privatif ou communautaire, cette maqshama offre un souffle
vert dans le quartier. Les carrés d'oignons s'épanouissent,
un pied de café, un arbuste de qat et un palmier se dressent vers
la lumière.
Une vieille femme est venue cueillir quelques légumes, celle-ci
porte le sitara (voile chamarré) et un chapeau de paille à large
bord. Un homme, la joue gonflée par sa boule de qat, arrose parcimonieusement
une rangée de poireaux. Parmi ces vagues de végétation,
un tournesol semble retenir le dernier rayon de soleil.
Les lumières s'allument, l'animation se poursuit. Dans l'étroit
réduit qui sert de moulin à huile, j'entrevois le dromadaire.
Il tourne. Inlassablement, il tourne et actionne la meule qui broie les
graines de sésame.
En me penchant mon regard gourmand plonge dans le fournil du boulanger.
Les petits pains ronds s'entassent à côté de la gueule
du four. Une petite faim tiraille mon estomac, me tire vers le bas, vers
la croustillance chaude. Ces petits pains sont un péché mignon
que je dégusterai en écoutant l'appel à la prière.
Venant des quatre coins de l'horizon, issu de la centaine de mosquées,
ce chant est unique ici : un choeur, un canon, une symphonie, difficile à définir.
Mais chut écoutez...
Demain, je grimperai sur le toit en terrasse. Un étroit escalier
y conduit. De là-haut, la vue est imprenable,
un 360°.
La nuit, les qamariyas s'illuminent. Bleu, rouge, jaune, vert scintillent
et le matin, mon réveil est en couleur et en musique aussi car
il y a toujours un muezzin qui pousse sa chansonnette du haut de son
minaret.
© Mireille Jeanjean
le 5 septembre 2006
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Yémen, la Perle d'Arabie
A la pointe sud-ouest de la péninsule Arabique, immense plateau
désertique, est un pays merveilleux. Tantôt aride, tantôt
vert au grès de la pluie.
Ils ne nous ont pas trompés ceux qui, dès l'Antiquité, ont
qualifié le Yémen d'Arabia Félix (Arabie Heureuse)
ou encore plus près de nous la Perle d'Arabie.
Paysages contrastés, douceur du climat, architecture étourdissante
et partout l'accueil chaleureux des Yéménites.
Beau pays que le pays de Bilqis, légendaire reine de Saba, pays
de la myrrhe et de l'encens, de la gomme... arabique, du café et
du qat.
Sana'a
Que diriez-vous d'aller au pays
des Mille et une Nuits ?
Rien de plus facile, je vous emmène en Arabie Heureuse, ancien nom
du Yémen.
A peine débarqué à Sana'a, la capitale, qui, du haut
de ses 2300 mètres, domine deux mille ans d'histoire, on est précipité dans
un rêve.
Passé Bab-al-Yemen (porte du Yémen), on entre dans la vieille
ville et son architecture comme nulle part ailleurs. Pas étonnant
qu'elle soit inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1986.
Imaginez des maisons-tours, sortes de gratte-ciel en briques brunes ou
en pisé qui se pressent les unes contre les autres. Des façades
décorées de stuc blanc, des fenêtres de toutes tailles,
certaines aussi étroites que des meurtrières, d'autres ont
conservé l'albâtre translucide d'avant le verre, des moucharabiehs
(volets ajourés) qui permettent de voir sans être vu. Mon
hôtel se situait dans une de ces tours, une ancienne maison de famille,
six étages, avec un escalier qui s'enroule autour d'un pilier central.
Et quel escalier ! raide, étroit, aux marches irrégulières
pouvant atteindre quarante centimètres de haut.
Quand à bout de souffle, le cœur battant, on pénètre
dans la chambre, on s'attend à trouver Shéhérazade.
Sol recouvert de tapis prêts à s'envoler, tentures colorées
sur les murs blancs, larges coussins tout autour de la pièce pour
des nuits moelleuses. De là, le panorama sur la vieille ville est
magique, et si on déniche le passage qui mène sur le toit
en terrasse, c'est la féerie. Rien n'arrête le regard jusqu'aux
djebels, au loin, qui se fondent dans la brume. Les innombrables minarets
tentent de s'élever au-dessus des maisons. Et quand l'heure de la
prière sonne, c'est un chœur qui s'élève, un
chant à plusieurs voix issues de la centaine de mosquées.
La nuit, les lumières illuminent les qamariyas (vitraux en demi-lune
disposés au-dessus des fenêtres). Le matin, le réveil
est en couleur... et en musique aussi car il y a toujours un muezzin qui
appelle les fidèles.
En bas, les ruelles serpentent, se croisent, délimitent des quartiers.
De part en part un souffle de verdure, c'est une maqshama, un jardin communautaire
ou privatif. Des carrés de légumes, un arbuste de café,
un autre de qat (plante euphorisante dont on mastique les feuilles), quelques
fleurs, un palmier s'épanouissent au soleil. Une vieille femme drapée
dans un sitara (voile chamarré), sur la tête un chapeau de
paille à large bord est venue cueillir quelques oignons. Un homme,
la joue gonflée par sa boule de qat, arrose parcimonieusement
ses rangs de poireaux. Un havre de paix ces jardins, alors que les rues
fourmillent
de passants.
Des hommes dans leur zanna (longue chemise blanche) et veste sombre,
la jambiya (poignard à lame recourbée) glissée en
travers de la ceinture. Ils vont main dans la main.
Des femmes enveloppées dans leur chirchaf, voiles noirs, qui ne
laissent apparaître qu'un mince regard complice.
Des enfants, beaucoup d'enfants, fillettes et garçons, cartable
au dos sur le chemin de l'école. Quand ils ne sont pas en classe,
ils sont dans la rue. Les filles surveillent les petits, les garçons,
balle au pied, improvisent des parties de football. Face à une Française,
ils clament bien haut "Zidane, good !". Très jeunes les
garçons travaillent, celui-ci va livrer des galettes dorées
bien posées sur sa tête, ces deux-là chargent des pastèques
dans leur brouette. Et puis il y a ceux, un peu plus hardis qui vous accompagnent,
dans le dédale de la médina.
Mais c'est seule que j'ai aimé arpenter ce tissu de rues, ruelles,
venelles. Me laisser guider par l'odeur de l'encens, de la myrrhe, les
senteurs de cumin, cardamone, sésame, cannelle jusqu'au souk des épices,
amuser mes yeux aux reflets des perles d'ambre, de corail et d'argent du
souk des bijoutiers, m'étonner de tant de couleurs et de transparence
au souk des tissus, regarder travailler un forgeron, un ciseleur de jambiya,
me régaler de tranches de pastèque, de dattes confites, de
mangues juteuses, de petits pains ronds à peine sortis du four.
Répondre à un appel venu d'en haut, gamin rieur, derrière
les barreaux de sa fenêtre, jambes dans le vide. Il ne manquait que
lui, le génie. Je n'ai pas fait de vœux pourtant j'étais
perdue aux abords de Al Qa, l'ancien quartier juif, qui, mises à part
ses maisons de deux ou trois étages seulement et de rares étoiles
de David gravées sur des façades, n'est guère différent
du reste de la médina. Quand ce n'est pas l'aide spontanée
d'une jeune femme, il y a toujours un détail qui vous remet dans
le droit chemin. Ainsi le réduit du dromadaire où nuit et
jour l'animal actionne en tournant en rond la meule qui transforme les
graines de sésame en pâte et huile. De temps en temps il prend
un peu de repos et assis au pied de son métier, il mâche quelques
bouquets d'herbe avant de reprendre sa tâche.
On mâche beaucoup au Yémen. On "broute". Les hommes
surtout, les femmes parfois. Ils ne dérogent pas au "rite" du
qat. Un vrai cérémonial qui commence après le repas
de midi. Il s'agit d'enfourner les feuilles de cette plante et de s'abandonner
aux effets euphorisants du suc amer. Plus on avance dans la journée
plus la boule de feuille grossit et déforme la joue gauche. Nullement
considéré comme une drogue, le qat serait en passe de devenir
une ressource importante pour le pays aux dépens du café et
des céréales. Les flancs des montagnes en sont couverts du
côté des hauts plateaux de l'Ouest. C'est là que je
vous emmène demain.
Les Djebels de l'Ouest
Quelques kilomètres après Sana'a, on se retrouve vite dans
des paysages vertigineux, d'une extrême aridité, découpés
en pics, falaises, failles, plateaux. Dans ce décor lunaire, se
nichent de véritables forteresses. Fondues dans l'espace minéral,
elles ne se découvrent qu'au dernier moment. Très peu de
routes. Pistes et sentiers relient ces places fortes. On navigue presque
toujours entre 2500 et 3000 m d'altitude
Passé le wadi (oued) Naïm, la route grimpe en larges lacets à flanc
de falaise. Le 4X4 enchaîne les virages et soudain la ville surgit
: Kawkaban. Comme partout au Yémen, les maisons-tours se dressent
vers le ciel. Ici elles sont bâties en pierre taillée dans
le grès rose de la falaise. Cinq cents mètres plus bas,
adossée à la paroi rocheuse, Shibam, sa jumelle qu'elle
protégeait autrefois. La falaise est percée de trous, autant
d'habitations troglodytes dont certaines sont encore habitées.
Manger à Shibam est une fête. Succulent repas yéménite
pris dans le mafraj (pièce de réception où les hommes
viennent "brouter" le qat) d'une de ces vieilles maisons. On
s'installe à même le sol, sur des coussins disposés
tout autour de la pièce. Un épais tapis occupe le centre.
Une longue table basse ne reçoit pas moins de dix plats. Repas
pantagruélique composé d'omelettes, de viandes, de légumes épicés,
de riz délicieusement aromatisé à la cardamone et à la
cannelle, galettes de pain…. Un thé rouge brûlant
termine ce repas.
Le temps se dégrade rapidement, les éclairs zèbrent
le ciel, la visite de Hababa sera écourtée. Déjà les
gouttes de pluie viennent troubler l'eau verte de la citerne dans laquelle
les maisons-tours se reflétaient.
La pluie va perturber la visite de Thulla, autre village fortifié dominé par
les ruines d'une ancienne citadelle. Tout est en pierre de taille, les
rues mêmes sont pavées. Des rues qui grimpent en escaliers.
Le temps de regarder passer une procession d'hommes précédée
de jeunes joueurs de marfa (tambour de cuivre, recouvert d'une peau),
l'orage était là. Des trombes d'eau se sont abattues sur
les sommets, toute cette eau s'est retrouvée à Sana'a en
début de nuit. Quelle pagaille ! Quelle animation ! Le wadi
As-Sailah est plein d'eau. Normal pour un cours d'eau. Cependant à Sana'a,
le lit de cet oued a été goudronné, endigué et
transformé en axe routier rapide. Des voitures circulent encore,
d'autres sont arrêtées, moteur noyé et les gamins
sont venus faire trempette.Au petit matin, le wadi est à sec et
nous de pied d'œuvre pour filer dans le djebel Haraz.
Un massif impressionnant par ses escarpements rocheux, ses hameaux accrochés
au sommet de pitons tels des nids d'aigles.
La route offre un paysage sans cesse renouvelé. Les zones désertiques
alternent avec des vallées plus riantes aux pentes couvertes de
terrasses cultivées. Les petites pluies de ces derniers jours
ont fait éclore les graines et les tiges vert tendre des céréales
pointent au soleil.
Manakha, capitale de la région, s'étire sur une crête.
La vieille ville est surprenante. Les maisons-tours accrochées
au flanc de la montagne semblent s'empiler les unes sur les autres. Ici
on ne va qu'à pied, dans un lacis de passages escarpés,
sales et malodorants.
En face, il y a Al-Hajarah agrippé au sommet d'un piton. Hélas
saleté rivalise avec beauté. Les épines des figuiers
de barbarie retiennent les papiers et autres déchets. Dommage
car ce village est d'un pittoresque ! Venelles montantes, descendantes,
escaliers acrobatiques, pentes glissantes, serpentent entre les hautes
maisons de pierres et vous emmènent tout autour du piton. Par
ici on découvre de magnifiques terrasses illuminées par
le soleil couchant, ailleurs la vue plonge sur un hameau entouré d'une
mosaïque de champs.
Un peu plus loin Hoteib, au pied d'un pain de sucre surmonté d'une
mosquée, blanche dans le ciel bleu. Haut lieu de pèlerinage
pour les Ismaéliens, on y vient de loin, d'Australie même,
se recueillir sur la tombe du prophète Hatim al-Hamidi. Les anciennes
maisons de ce village semblent défier les lois de l'équilibre.
Elevées en pierre taillée, sans mortier, sans liant, sans
joint, juste posées les unes sur les autres, étage après étage,
elles surplombent le vide.
Ce soir à, Manakha c'est la fête. Une cérémonie
de mariage sous les étoiles. Musiciens et danseurs sont là.
Luth et percussions rythment les danses. Autour de la petite place, la
nuit est noire et partout, aussi loin que porte le regard, des lumières
brillent comme autant de chandelles plantées au sommet des pitons.
Les yeux des maisons-tours clignotent à la ronde. Vœux de
bonheur aux mariés ?
N'avait-il pas raison Erathosthène de Citène (géographe
grec, directeur de la bibliothèque d'Alexandrie) quand il qualifiait
le Yémen d'Arabia Felix (Arabie heureuse) ?
© Mireille Jeanjean 14 décembre 2006
pour Le
Soleil http://www.cyberpresse.ca/section/CPSOLEIL
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